Austin Osman Spare & le Zos Kia

   Austin Osman Spare & le Zos Kia


Austin Osman Spare naquit à Snowhill, Londres, en 1886. Il est surtout connu, pour avoir été l'un des plus grands dessinateurs fantastiques du début du siècle. Sa carrière de magicien fut des plus discrètes et sa formation dans ce domaine fut assez hétérodoxe ; il fut pendant un temps membre de l'Astrum Argentinum de Crowley, avec qui il finit par se fâcher, ce qui n'a rien de particulièrement étonnant. Cependant, l'influence de Crowley restera, au niveau philosophique, déterminante pour Spare.
C'est cependant, selon Kenneth Grant, une certaine Mrs Paterson qui fut pour Spare la véritable initiatrice aux arts magiques. Celle-ci prétendait être une authentique sorcière, héritière d'une lignée de sorciers de Salem qui auraient échappés au massacre. Une prétention assez difficile à soutenir, en vérité, puisqu'il est maintenant à peu près établi que 1'affaire de Salem fut une simple crise d'hystérie collective ou les arts magiques n’eurent pas grand rôle à jouer.
Cette Mrs Paterson était très vieille lorsque Spare la rencontra, mais elle avait le pouvoir, affirmait-il, de prendre parfois l'aspect d'une jeune fille à l'allure des plus sensuelles. Toujours selon Kenneth Grant, ce fut elle qui donna à Spare " les clefs grâce auxquelles il put avoir accès au Sabbat des sorcières, l'authentique évènement extra-terrestre dont la version populaire n'est qu'une parodie dégénérée et grotesque ".
Quoiqu'il en soit, les écrits de Spare ne présentent guère de rapporte avec la sorcellerie traditionnelle. Le Zos Kia ne doit pas non plus, semble-t-il, grand chose aux complexes doctrines ritualistes, symbolistes et yoguiques en cours dans l'Astrum Argentinum. Le système de Spare, complètement original, ressemble beaucoup plus, par certaine aspects, aux philosophies extrêmes-orientales, et notamment le taoïsme chinois, à l'époque assez peu connu mais qui avait déjà fortement impressionné Aleister Crowley.
L’intérêt de Spare pour le taoïsme n'aurait du reste pas été simplement livresque. Il aurait, d'après Grant, été le seul occidental admis à assister à une réunion de la branche londonienne d'une société secrète chinoise, le culte de Kia, dont les adeptes, parait-il, entretenaient des rapports sexuels avec des créatures non-humaines analogues aux succubes du moyen-âge. Un tel type de pratique existe encore dans le vaudou, par exemple (mariage avec un loa).
Spare mourut dans la misère en 1956. A la fin de sa vie, alors qu’il vivait dans un taudis du sud de Londres, quelqu’un lui demanda s’il ne regrettait pas son existence solitaire. " Moi, seul ? " répondit-il et d’un large geste de la main il désigna tous les esprits familiers qui peuplaient sa demeure.
 
LES FONDEMENTS MÉTAPHYSIQUES
 
Bien que Spare, on l'a vu, connaissait bien certains des aspects les plus étranges de l'occultisme, Il ne manque pas d'afficher, dans son Book Of Pleasure, un mépris total pour les formes traditionnelles de la Magie Rituelle : " Certains font l'éloge de la Magie cérémonielle, et sont censés subir de hautes doses d'extases ! Nos asiles sont complets, cette époque est dépassée ! Est-ce en symbolisant qu'on devient le symbolisé ? Si je porte une couronne de Roi, deviendrai-je pour autant un Roi ? Je serai plutôt un objet de dégoût ou de pitié. (...) Je les connais bien, eux et leur doctrine qui enseigne la peur de leur propre lumière.
(...) Leurs pratiques prouvent leur incapacité, Ils n'ont pas de magie pour intensifier le normal, la joie d'un enfant ou d'une personne saine, ils n'ont rien pour évoquer le plaisir ou la sagesse qui se trouvent en eux-mêmes. Leurs méthodes dépendent d'un marasme de l'imagination et d’un chaos de conditions, et Ils acquièrent leurs Connaissances avec moins de décence qu'une hyène sa nourriture... "
Le culte du Zos Kia est totalement dépourvu d'artifices, rituels ou autres. Il propose une " magie pour intensifier le normal ", une méthode d'éveil utilisable sans recourir à de multiples systèmes symboliques, et sans affecter de croire à des cosmologies ou visions du monde qui eurent leur valeur en leur temps, mais qui ne peuvent plus nous être d’aucun secours dans la réalité actuelle.
 
En voici le manifeste :
 
Notre livre sacré : le livre du Plaisir.
Notre Voie : le chemin éclectique entre les extases ; la voie précaire du funambule
Notre Divinité : la Femme Toute- Puissante ( "et J'errai avec elle, sur le chemin direct" )
Notre Foi : la Chair vivante ( Zos ) ( "et à nouveau je dis : voici votre grand moment de réalité - la chair vivante " )
Notre Sacrement : les Saints Concepts Intercalaires
Notre Mot : Pas d'importance - Pas besoin.
Notre Demeure Éternelle : l'état mystique de Non-négation ; le "Je" atmosphérique ( Kia )
Notre Loi : le Trépas de toutes les lois.
 
On remarquera les accents fort crowleyens de ce texte. Cependant, il faut se garder de voir dans le Zos Kia (deux termes qui peuvent signifier la Volonté et l'Imagination, la "chair vivante" et le "je atmosphérique", la Main et l'Oeil...) un simple satellite du culte Thélémite. En fait, bien que le Zos Kia ait pris naissance dans la mouvance de "l'école anglaise" de magie (Golden Dawn, A.A., O.T.O., etc) il s'en écarte complètement tant par son contenu doctrinal que par ses pratiques. En fait, on peut même dire que Spare et sa doctrine se trouvent complètement hors du domaine de l'occultisme tel qu'on le comprend habituellement.
C'est bien vers l'orient qu'il faut se tourner pour comprendre la signification de termes comme "non-négation" ou "concepts intercalaires". Vers l'orient, ou, si l'on supporte mal l'odeur de l’encens et le curry d'agneau, vers la sémantique et la linguistique les plus contemporaines ( en fait, comme nous le verrons, la chose est vraie aussi pour Crowley ; car bien qu'il soit toujours resté lié aux pratiques symbolistes de l'école anglaise, ses autres travaux, qui n'intéressent d'ailleurs personne, débordent eux aussi du cadre de l'ésotérisme traditionnel ).
" L'homme implique la femme, Je les transcende par l'hermaphrodite qui implique à son tour un eunuque. Toutes ces conditions, je les transcende par un principe de "négation", et, bien que cette négation soit une notion vague, le fait de pouvoir la concevoir prouve sa palpabilité, et c'est pourquoi elle implique à son tour une nouvelle "négation"." Cette dialectique de la non-négation se retrouve dans les philosophies orientales, et l'expression bouddhique "vide du vide" semble en être l'exact équivalent. Notez la différence avec le système hégélien; il ne s'agit pas d'un processus trinitaire thése-antithèse-synthèse, mais plutôt d'un principe quaternaire oui-non-oui et non-ni oui ni non qui aboutit finalement à l’annulation dans la non-négation de tous les concepts possibles.
Le principe de la non-négation ne doit pas être un simple jeu intellectuel ; il s'agit, non seulement d'opposer les idées les unes aux autres, mais surtout de se détacher des réflexes sentimentaux et instinctifs attachés à ces idées : les réactions sémantiques chères à Korzybski. C’est pourquoi, attaché à l'état mystique de Non-négation, Spare a employé le Mot : Pas d'importance-Pas besoin, qui reflète l’Indifférence totale aux conditions auxquelles nous sommes généralement accrochés. On réalise ainsi l'amour de Soi (self-love) où l'esprit, détaché de toutes ses chaînes est libre de jouir indéfiniment de sa propre présence. Comme le dit un moine tibétain, " quand l'esprit est entravé, il cherche à errer dans les dix directions. Quand il est libre, il reste immobile. J'ai compris qu'il était un animal contrariant, comme le chameau ".
On comprend maintenant pourquoi Spare rejetait avec force les disciplines spirituelles, comme le Yoga et la Magie rituelle ; on ne peut se détacher de ses entraves en s'imposant de nouvelles entraves, de nouvelles disciplines.
Du reste, nombreux sont les spécialistes qui pensent que les techniques de méditation, rituels ou autres, ne seraient que des moyens habiles pour convaincre le pratiquant de l'impossibilité de se libérer lui-même par un effort de volonté. La discipline créerait chez le méditant une sorte de double-contrainte ( un peu l'équivalent négatif de la non-négation ) dont il ne pourrait se sauver qu’en réalisant la vanité de toutes tentatives de l'ego pour se supprimer lui-même. Comme le dit Alan Watts, le principal défenseur de cette théorie, " le yoga est parfois le moyen le plus sûr pour retarder la libération ".
L'esprit en état de non-négation, c'est le Je atmosphérique, un niveau de conscience où, libéré de toutes les notions de limite, et de catégorie, la frontière entre moi et non-moi, le corps et l'espace, l’intérieur et l'extérieur, l'impossible et le possible, s'abolissent brusquement.
Bien sûr, le discours linéaire et dualiste habituel ne peut plus avoir cours en ces moments. L'on est obligé d'avoir recoure à des concepts se trouvant ENTRE les pôles de la dualité classique : " vide du vide ", "être sans être", au-delà du bien et du mal, etc... Ces saints concepts intercalaires, sacrements du Zos Kia, sont en fait à la base des doctrines ésotériques du monde entier. Les délires logiques, les stratégies paranoïaques de la Kabbale et de l'astrologie, ne sont peut-être rien d'autre que des méthodes pour faire sauter les cadres conceptuels de la pensée normale, pour permettre de voir ce qu’il y a entre eux, derrière eux. N'oublions pas non plus l'importance capitale du Carrefour en magie, par exemple dans le vaudou. La réalité se trouve toujours à l’intersection des choses et la Croix elle-même ne symbolise sans doute rien d'autre.
NOTE : Les puristes me reprocheront sans doute avec raison de dire que les thèses métaphysiques de Spare sont complètement différentes des fondements de l'école anglaise. Il est vrai que tous les thèmes que nous venons d’aborder se retrouvent chez Crowley, non d'une manière floue, mais au contraire de façon redoutablement précise. Crowley a d’ailleurs écrit plusieurs cahiers pratiques pour développer de façon méthodique cette " logique des deux cerveaux ", comme il l'a nommée dans Moonchild et je suis sûr personnellement qu'il en avait fait la clef de voûte de son système. Le problème n'est pas en Crowley lui-même, mais plutôt chez ses disciples ou commentateurs ; on préfère généralement écrire sur d'autres aspects, plus spectaculaires, de Crowley, le symbolisme, la magie rituelle, sexuelle, etc. Et surtout, l'intérêt que Crowley portait à l'occultisme l'a confiné, après sa mort, dans les bibliothèques de ceux qui ne voulaient, ou ne pouvaient, s'intéresser à ces aspects de la théorie crowleyenne, ( c'est à dire les bibliothèques des spécialistes de l'ésotérisme et de la Magie ). Saluons néanmoins Robert Anton Wilson qui est le seul à avoir souligné l'importance de ces thèmes : " les techniques chamaniques les plus avancées, dit-il, comme le tantrisme tibétain et le système de Crowley en occident, opèrent en faisant alterner la foi et le scepticisme, jusqu’à ce que vous puissiez dépasser les limites des deux... l'importance de systèmes comme le Tantra, la Crowleyanité ou la neurologique de Leary, c'est qu'ils peuvent vous détacher de toutes les cartes - ce qui vous donne la possibilité d'utiliser n'importe quelle carte quand elle est utile, et la laisser tomber lorsqu'elle ne vous sert plus à rien. " C’est également le principe de base du Zos Kia de Spare, et de la dialectique de la Non-Négation, qui ne connaît d'autres lois que le trépas de toutes les lois.
 


 
L'INCONSCIENT
 
Bien sûr, c'est une bien belle chose d' affirmer la Divinité inhérente à chacun, et de rejeter par conséquent toute sorte de discipline spirituelle. Mais encore faut-il démontrer pourquoi l'esprit pur serait supérieur, en connaissance et en bonheur, à celui qui est en proie au doute et à la recherche; et il faut aussi élaborer une praxis, un mode de vie, intégrant ces nouvelles données sans sombrer dans la tentation de la discipline et de la recherche. Sans quoi, Il faut se contenter d'une spéculation intellectuelle, d'un verbiage encombrant, comme le fait Krishnamurti, qui, tel un rocker fatigué, répète depuis plus d'un demi-siècle les mêmes vieux clichés mystiques.
Ces obstacles, Spare les a franchis avec brio et originalité. Tout d'abord en élaborant une théorie de l’inconscient, qui non seulement est plus satisfaisante que les idées classiques de Freud ou même Jung, mais qui anticipe, avec cinquante ans d' avance, les recherches neurologiques de John Lilly, Timothy Leary, et, plus récemment, de Fred Hoyle. Ensuite, il a créé, à partir de cette théorie, une méthode qui permet à l'inconscient. source selon lui de tout génie et de toute inspiration, d'accomplir lui-même, sans être gêné par une conscience de soi parasite, le travail de transformation de l'être; ce que j'appelle une "technologie du vide", parce qu'elle est précisément construite pour être utilisée durant ces moments intercalaires ou la conscience de soi est abolie.
" Considérez la subconscience comme un résumé de toutes les expériences et sagesses des incarnations antérieures sous la forme d'hommes, animaux, oiseaux, végétaux, etc ; toutes les choses qui existent, ont existé ou existeront jamais. Chaque être est une strate dans l'échelle de l'évolution. Naturellement, plus profonde est la couche que nous explorons, plus anciennes seront les formes de vie que nous découvrirons. La dernière est la simplicité Toute-Puissante. Et, si nous réussissons à les éveiller, nous nous approprierons leurs qualités et nos réalisations leur correspondront. Ces expériences, qui appartiennent à un lointain passé, ne peuvent être évoquées que par une suggestion extrêmement vague, qui ne se produit que lorsque l'esprit est inhabituellement tranquille et simple...
" Maintenant, si nous observons la nature, nous découvrons que, plus anciennes sont les formes de vie, plus merveilleuses sont leurs propriétés, adaptabilités, etc. Leur force est énorme, et certaines sont indestructibles. Peu importe le désir, ce qui compte, c'est la possibilité de le réaliser. Un microbe aurait le pouvoir de détruire le monde ( et il le ferait probablement si jamais il nous portait quelque intérêt ). Si vous lui enlevez un de ses membres, la partie mutilée repoussera, etc. Ainsi, en évoquant ces existences et en devenant obsédés ou Illuminés par elles, nous gagnerons leurs propriétés magiques, ou la connaissance de leurs réalisations. Ce processus opère déjà ( toute chose arrive à tout moment ), mais extrêmement lentement. En luttant pour la connaissance nous nous en éloignons, et l'esprit fonctionne bien mieux lorsqu'il est à la diète."
Cette théorie de l'Inconscient est la clé du système magique de Spare. Si nous n' avons pas à chercher vers l'extérieur les possibilités d'évolution, c'est bien parce que la connaissance se trouve en nous-mêmes, sous la forme d'existences plus anciennes. Ce n'est pas vers le haut, mais vers le bas que nous progressons, en refaisant à l' envers l'histoire de la Vie sur notre planète.
Il n'est pas nécessaire de croire naïvement aux hypothèses réincarnationistes pour adopter les hypothèses de Spare. Ces anciennes formes de vie peuvent également se trouver inscrites génétiquement dans notre corps. Du reste, l'emploi par Kenneth Grant, le meilleur et par ailleurs le seul exégète de la pensée de Spare, du terme atavismes pour désigner ces existences passées, montre bien qu'il est préférable de considérer ces incarnations comme un phénomène avant tout biologique.
L'histoire de la vie est en nous, codée par l'ADN. La théorie de la récapitulation d'Haeckel, l'anatomiste allemand du XIX ème siècle, postule que l'embryon, avant d'adopter définitivement la forme humaine passe par plusieurs phases récapitulant l'histoire de nos ancêtres. On a même repéré des fentes branchiales chez le fœtus au stade poisson.
La théorie de Spare, selon laquelle l' homme doit remonter consciemment aux sources de son histoire pour évoluer ( " La loi de l'évolution, écrit-il, est la rétrogression de la fonction gouvernant la progression de la réalisation, c'est à dire que plus élevées sont nos réalisations, plus bas sur l'échelle de la vie est la fonction qui les gouverne. Notre connaissance du vol est déterminée par un désir causant l'activité de notre existence en tant qu'oiseau, etc. Karmas. Si notre désir pouvait atteindre les niveaux des créatures qui peuvent voler sans ailes - alors nous pourrions voler sans machines " ) pouvait paraître complètement folle en cette époque post-victorienne, où, malgré le triomphe du Darwinisme, on s'obstinait à considérer l'homme, et surtout l'anglais, comme le nec plus ultra de l'évolution, et où tout regard en arrière était signe de folie.
Mais étrangement, ces idées ont fait très rapidement leur chemin. À la même époque que Spare, mais en lnde, Sri Aurobindo proclamait que l'évolution future ne dépendait en rien du progrès du mental, fût-il yoguique, mais qu'au contraire il nous fallait "redescendre" de plus en plus bas dans l'échelle de l'évolution, jusqu'au "mental des cellules". Puis, Timothy Leary a été encore plus loin en affirmant qu'il était possible de remonter plus haut encore, jusqu'au niveau intracellulaire de l'ADN, et même jusqu'à la conscience "métaphysiologique", "atomique" ( la simplicité toute- puissante ? )
Cette idée du couplage de la régression et de l’évolution ne peut pas ne pas faire penser à la toute nouvelle théorie de Fred Hoyle sur les "boucles temporelles" qu'il expose dans son livre The Intelligent Univers ( Michael Joseph, London ; voir également à ce sujet l'article de Léon Mercadet paru dans le n°51 d’Actuel ). D'après lui, 1'univers progresse lentement vers l'intelligence cosmique, et c'est ce Dieu Stapledonien qui sera constitué à la fin des temps qui, en retournant dans son propre passé, superviserait l'évolution depuis ses débuts, depuis le Big Bang - dont Hoyle conteste d'ailleurs l'existence. Ainsi, plus nous remonterions vers les origines, plus nous découvririons les traces de l'Intelligence Future, travaillant dans le passé afin d'établir sa propre existence.
Si la théorie de Hoyle est vraie, alors la boucle est bouclée, la Divinité à venir est déjà en nous, et nous pouvons maintenant comprendre pourquoi le nom de L'Ancien des Anciens dans la Kabbale n'est autre qu'EHIEH : "Je serai".
 
LA THÉORIE
 
Restait à trouver un moyen pour faire entrer en action ces forces du subconscient. Nous avons vu que toutes les formes de disciplines spirituelles ne faisaient que renforcer l'esprit conscient et retardaient par conséquent l'accès aux zones profondes de notre être.
Le grand problème de l’homme, nous dit Spare, est qu'il est emprisonné par ses systèmes de croyances, et qu'il ne peut s'en libérer en leur superposant de nouveaux systèmes encore plus superficiels.
" Supposons que je veuille devenir grand ( en admettant le fait que je ne le sois pas ). Avoir "foi" en ma grandeur, croire que je suis grand ne me rendra pas plus grand pour autant - même si je conserve cette prétention jusqu'au bout... C'est de la malhonnêteté cérémonielle, l'affirmation de mon incapacité. Je suis incapable, parce que telle est la vraie croyance, celle qui est organique. Penser différemment ne serait rien d’autre que de l'hypocrisie. Par conséquent, la foi ou l'imagination de ma "grandeur" n'est qu'une croyance superficielle. Elle n'est que la réaction, le refus causé par l’effervescence problématique de mon incapacité. Le refus ou la foi ne change rien à la situation originelle, elle en est au contraire le renforcement et la préservation. Par conséquent, le désir, pour être vrai, doit être organique et subconscient. Le désir d'!être grand peut seulement devenir organique au cours d'un moment de vacuité en lui donnant (la) forme (d'un sceau) (nota: la technique des sceaux est présentée à la fin de l'article). Quand on prend conscience de la forme sigillisée ( sauf durant les moments magiques ), l'on doit la réprimer, et se battre délibérément pour tenter de l'oublier... Ainsi, elle devient active et domine perdant une période inconsciente, sa forme lui permet d'être rattachée au subconscient et le nourrit. et le désir devient finalement organique et se réalise. Il devient le concept de ‘grandeur’."
Spare rejoint là le point de vue - postérieur - de Leary sur l'imprégnation du système nerveux. D'après lui, en effet, les systèmes de croyances constitutifs de notre personnalité ne sont pas simplement assimilés par la conscience quotidienne, qui dans la majorité des cas ignore même leur existence, mais imprégnés dans nos neurones de façon définitive. L'imprégnation n'est d'ailleurs pas du tout une découverte de Leary. C'est Conrad Lorentz qui l'a découverte chez les oiseaux et cela lui a valu le prix Nobel ; Leary s'est contenté de l'appliquer aux êtres humains et d'en rendre la théorie complètement délirante. Si l'on continue à suivre le point de vue de l'ex-psychologue de Harvard, aucun, absolument aucun conditionnement de type behaviouriste ne peut effacer les effets d'une imprégnation. Selon lui, " seul un choc biochimique peut modifier les empreintes ".
Mais Spare - et d'autres avant lui - semble avoir été plus observateur. S'il est vrai que pour éprouver consciemment l’existence d'un état où sont suspendues les empreintes, il peut nous être nécessaire d’ingérer une drogue psychédélique ou de nous livrer à d'ennuyeux et dangereux exercices psychiques, il est néanmoins possible de découvrir des états de conscience où les empreintes peuvent être modifiées sans que nous nous en rendions compte.
C'est au cours de ces états que Spare projetait ses sceaux symbolisant son désir. En général, nous pouvons définir ces moments magiques comme toute période où l'esprit se trouve complètement vide de contenu. On peut alors projeter un sceau dans l'inconscient. L'esprit doit être, durant cette courte périodes complètement absorbé par la vision du sceau ( ce qu'il ne faut pas confondre avec une concentration de l'intellect sur le sceau ).
Ces moments de vacuité sont, en général, les moments d'épuisement physiques on mentaux pendant lesquels la personnalité quotidienne, le "moi", n'a plus la force de se maintenir. Il est facile, à ce moment, de projeter dans l'inconscient un sceau, lequel, une fois împrégné, devra être délibérément oublié, REFOULE, afin de laisser le désir qu'il symbolise s'approprier l'énergie des couches profondes de l'inconscient.
C’est en quelque sorte une application littérale des théories freudiennes sur le refoulement et sur le "retour du refoulé"; s'en est même en un sens, la parodie "satanique" ( mais rappelons cependant que Freud considérait le Book of Pleasure de Spare comme l'écrit le plus révélateur sur l'inconscient qui ait été publié dans les temps modernes).
Aleister Crowley pensait aussi, et l'on peut reconnaître de plus l'influence qu'il exerça sur Spare, que la conscience était un déchet inutile.
En ce qui concerne les instants durant lesquels le sceau peut être imprégné, Spare se montre, dans son Book of Pleasure assez vague : " les Mantras et la posture, le Vin et les femmes, le Tennis, le jeu de patience, ou la marche avec concentration sur le sceau, etc " toutes ces méthodes sont susceptibles de nous mener à l'état d'épuisement nécessaire à l'imprégnation du sceau ( note importante : en ce qui concerne la concentration sur le sceau, il faut se garder de croire que celle-ci suffit en elle-même à projeter le désir dans les couches les plus profondes de notre être : ce n'est qu'une méthode pratique pour parvenir à l'état d'épuisement souhaité ).
On voit bien sûr très facilement pourquoi Spare se dirigea vers la Magie Sexuelle; mais il s'agit pour lui, comme pour Crowley du reste, d'atteindre un état limite où la conscience ordinaire s’estompe, et non de célébrer un culte des polarités sexuelles.
Cette méthode d'utilisation des "micro- états de vacuité" est fort peu connue, mais, Il semble que Spare n'en ait pas été le premier utilisateur ; en effet, un manuscrit tantrique, le Vijnanabhairava Tantra, expose une technique d'éveil fondée essentiellement sur l'absorption mystique réalisée pendant certains moments privilégiés, mais extrêmement brefs, de notre vie quotidienne. Ces moments sont décrits avec plus de précisions que dans le livre de Spare. Bien sûr, le but du tantrisme est l'illumination mystique, et non la fixation de sceaux dans l'inconscient. Je reste cependant convaincu que la série de moments magique" proposés par le manuscrit peut être aisément adoptée par les sectateurs du Zos Kia :
" 40. Il faut se concentrer sur le commencement ou la fin de n'importe quel phonème. Par la puissance du vide, cet homme devenu vide prendra forme de vide.
41. Eu suivant attentivement les sons prolongés d'instruments de musique, à corde ou autres, si l'esprit ne s'intéresse à rien d'autre, à la fin de chaque son, l'on s'identifiera à la forme merveilleuse du firmament suprême.
69. La Jouissance de la réalité du Brahman qu'on éprouve au moment où prend fin l'absorption dans l'énergie fortement agitée par l'union avec une parèdre (Bakti), c'est elle précisément qu'on nomme jouissance divine.
70. 0 maîtresse des dieux ! L'afflux de jouissance da félicité née de l'union peut se produire à tous moments par la présence lumineuse de l'esprit qui se remémore intensément cette jouissance.
73. Si un yogi se fond dans le bonheur incomparable éprouvé à jouir des chants et autres plaisirs sensibles, parce qu'il n'est plus que ce bonheur, une fois stabilisé, il devrait s'identifier complètement à lui.
118. Au commencement et à la fin de l'éternuement, dans la terreur et l'anxiété ou quand on surplombe un précipice. lorsqu'on fuit le champ de bataille, au moment où l'on ressent une vive curiosité, au stade initial ou final de la faim, etc, la condition faite d'existence brahmique se révèle ".
D'après ce manuscrit, tous les moments durant lesquels la conscience mentale est immobilisée, et non plus seulement les périodes de fatigue ou d'épuisement, peuvent servir de tremplin à la méditation. Il est, à mon sens, plus facile de projeter un sceau que d'obtenir l'illumination par ces méthodes. Il est à noter que, comme Spare, le rédacteur anonyme du Vijnanabhairava Tantra néglige totalement les complexes systèmes rituels et cosmogoniques utilisée à son époque; il leur préfère une approche plus directe, moins linguistique et plus biologique. Ce texte est à ma connaissance l'un des seule écrits tantriques que l'on puisse aisément se procurer en français : il est paru dans l'anthologie L'hindouisme aux éditions Fayard-Denoêl.
 


 
LES PRATIQUES
 
La posture du mort.
 
La posture du mort est la principale pratique recommandée par Spare.
" Allongé sur le dos, paresseusement, le corps exprimant la sensation du bâillement..." c'est la simple posture de relaxation, qui, d'après le magicien anglais, peut mener aux plus hauts états de conscience. à la non-négation et au Kia. Cette posture très simple ( qui est d'ailleurs, sous le même nom, pratiquée par les yogis hindous ) abolit tout effort de la volonté, et contrairement à des "asanas" comme le Lotus, elle ne demande pas un effort permanent de la volonté pour en contrôler la stabilité. Elle procure une détente totale.
Mais il est possible, surtout si l'on conserve les yeux fermés et qu'on reste dans cette position pendant plus d'une demi-heure, de faire l'expérience d'états psychiques étonnants. Le premier d'entre eux est la perte de toute conscience du corps, phénomène qui peut être au contraire vécu comme une sensation d’omniprésence du corps, une sensation paradoxale bien en accord avec la "logique des deux cerveaux", la dialectique de la "non-négation". Il est bien entendu préférable d' éviter de tomber dans le sommeil, mais ce n'est pas quelque chose de bien difficile pour la plupart des gens, la position allongée sur le dos étant rarement utilisée pour dormir.
Si l'on poursuit l'expérience assez longtemps, on découvre un univers fantasmatique apparemment aussi précis que notre monde réel. On peut bien sûr croire au "dédoublement", au "voyage astral", ou au contraire chercher la cause de ces manifestations dans une obscure physiologie du cerveau. On peut même en arriver à supprimer toutes les images mentales qui apparaissent à notre esprit : on connaît à ce moment là un état d'extase pure et vide de tout contenu.
Nous disposons maintenant de moyens techniques plus complexes pour réaliser de tels états, je pense surtout au fameux "caisson d'isolation" employé par John Lilly. Cet objet, une sorte de sarcophage rempli d'eau salée à la température constante de 37°, a l'avantage de couper complètement l'expérimentateur de tous les stimulus en provenance du monde extérieur. Mais il ne s'agit là que d'un simple adjuvant, dont on pourra se passer avec un peu d'entraînement. Après tout, Spare n'en possédait pas. De plus, l'usage de cet instrument dans de nombreux instituts de beauté prouve de toute évidence qu'il ne permet pas automatiquement l'accès à de hauts états de conscience. Sinon, cela ferait longtemps que sa fabrication, son commerce et son usage auraient été interdits par tous les états occidentaux démocratiques, pour notre sécurité sans doute...
Les sceaux.
 
Les sceaux sont en quelque sorte les programmes que nous envoyons à notre inconscient pour rendre " nos croyances organiques et inconscientes ". La construction en est simple et ne demande aucune culture ésotérique particulière. On utilise simplement les lettres de l'alphabet, ainsi qu'une bonne dose d'intuition et de finesse esthétique. Il s'agit de créer une figure symbolique qui, de préférence, présente assez peu de rapport visuel avec le désir à réaliser. Imaginons qu'un magicien souhaite avoir de la volonté. Il prendra les lettres du mot VOLONTÉ et les combinera de façon à créer un sceau. Par exemple, à l'aide de v,o,l,o,n,t,é, il obtiendra, à force de combinaisons et stylisation, le diagramme suivant :


Il projettera ce sceau dans son inconscient en le visualisant à l'occasion de n'importe quel moment de vacuité. Ensuite, Il s'agira pour lui de ne plus du tout penser au sceau, afin de laisser l'énergie s'emmagasiner dans le sceau avec le moins de perte possible.
Comme le dit Robert Sheckley, le fait que Tom Mishkin ne pense jamais aux oranges prouve de façon irréfutable, par son absence même, l'importance que revêt l' orange dans l'inconscient de Tom Mishkin.
Pour celui qui a réalisé les états de non-négation grâce à la posture du mort, la recherche d'un moment de vacuité n'est même plus nécessaire ; il est en liaison directe avec son inconscient.
Voici l'exemple d'une expérience que réalisa Spare, telle qu'elle nous est contée par Kenneth Grant :
Spare désirait acquérir la force d'un tigre, il composa donc le sceau suivant :
This is My wish (c'est ma volonté)

to obtain (d'obtenir)


The strenth of a Tiger (la force d’un tigre)


 
Combiné en un sceau :


 
et simplifié :

 
" Spare, nous dit Kenneth Grant, ferma les yeux un moment et visualisa une image symbolisant le désir d'acquérir la force d'un tigre. Pratiquement aussitôt, il ressentit une réponse intérieure. Ensuite, il éprouva la sensation d'une fantastique poussée d'énergie envahissant son corps. Pendant un moment, il sembla comme un arbrisseau courbé par l'assaut d'un vent puissant. Finalement, avec un grand effort de volonté, il réussit à se calmer et à diriger la force."
Ce sceau est intéressant, parce que 1'on peut remarquer que Spare y fit figurer non seulement le désir à réaliser (la force) mais aussi la couche de l'inconscient à atteindre (l'atavisme du Tigre). Eût-il désiré la force d'un gorille et le résultat en aurait certainement été différent.
Spare utilisa fréquemment l'acte sexuel comme moyen d'atteindre l'état de vacuité nécessaire pour fixer un sceau. Il fit également usage d'une technique apparemment assez baroque, le rêve érotique conscient, afin de parvenir à ses fins. Ceux qui pourraient douter de la valeur "traditionnelle" d'une telle méthode sont tenus de se reporter au verset 70 du Vijnanabhairava Tantra, que nous avons cité plus haut.
 
Le dessin automatique.
 
Pour Spare, l'art est la meilleure expression possible du pas d'importance- pas besoin. En effet, l'art, contrairement à la science, la religion ou la philosophie, ne reconnaît d'autres lois que celles du plaisir immédiat et personnel. Il n'était donc pas étonnant que le magicien en fît la clef de voûte de son système.
" Le dessin automatique est un moyen vital pour exprimer ce qui se trouve à l'arrière de votre tête ( l'homme de rêve ), et c'est une méthode facile et rapide pour devenir courageusement original.
" c'est le plus facile de tous les phénomènes psychiques. On doit entraîner la main à prendre l'habitude de travailler librement et d’elle-même. L'on peut s'y exercer en exécutant des formes simples de ce type, rapidement et continuellement :


 
" avec une grande variété de directions et de formes, jusqu’à ce que vous puissiez les accomplir sans contrôle conscient. Ensuite, laissez la main dessiner d'elle- même. Il faut qu'elle puisse griffonner sana aucune délibération possible. Éventuellement, il peut arriver que le gribouillage prenne forme, style et signification. Lorsque l'esprit est silencieux, un grand succès est assuré. Regarder le pouce à la lumière de la lune, jusqu'à ce qu'il devienne opalescent et suggère une fantastique réflexion de vous-même, est une bonne technique pour acquérir une grande perfection, et des résultats extraordinaires sont obtenue.
" Les dessins sont symboliques dans leur signification et dans leur sagesse. Si vous voulez déterminer ce que vous allez dessiner, comme un karma particulier ou l'idée que vous avez d'un cheval, faites le sceau correspondant et conservez-le à l'esprit.
" Par ce moyen, toutes les incarnations passées peuvent être exprimées sans le moindre effort... "
Spare lui-même exécuta une grande quantité de ces dessins automatiques. Il se prétendait inspiré par un mystérieux "aigle noir" qui lui apparut après la mort de Mrs Paterson. Mais il est important de noter qu'en aucun cas, il ne fut en proie aux dangereuses médiumnités de type spirite. Le dessin automatique ne nécessite ni perte de conscience, ni possession qui détruisent la volonté et sont contraires à l'authentique acte magique (nota : du moins en occident). Il est absurde de juger des traditions comme le vaudou, dont les postulats fondamentaux diffèrent entièrement de nos propres cosmologies, d'après les mêmes critères ).
La plupart des magiciens et théurges ont affirmé que le principal résultat des arts magiques était l'obtention du Génie ou au moins du talent, dans l'exercice d'une des grandes activités humaines. Affirmation invérifiable, hélas, car la plupart des occultistes employèrent la majeure partie de leur temps à étudier le système qui devait précisément les rendre géniaux. La plupart n'eurent jamais la possibilité de s’adonner à un autre type d'occupation où les dons qu'ils avaient peut-être acquis auraient pu être exploités.
Spare - et c'est peut-être là son intérêt fondamental - a agi différemment. Son système magique est rapide à comprendre comme à pratiquer. Il put donc presque complètement se consacrer à l'art qui lui était cher, et nous a par conséquent laissé un témoignage palpable du type de génie, ou au moins du talent, qu’il obtint par la pratique de ses techniques magiques. Grâce aux reproductions insérées dans cet article, il est donc possible au lecteur. dès maintenant, de juger par lui-même si oui ou non le ZOS KIA présente une efficacité réelle.


Adénosine Triphosphate.
( publié pour la première fois in DEVIL/PARADIS n°12, Charleroi, Belgique, 1984 )


Les oeuvres accompagnant cet article sont extraites du recueil de Spare intitulé "L'ENFER TERRESTRE"
 


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